dimanche 16 mars 2008

Quand les montagnes vont à Paris...


C'est assez ingrat une dégustation.

Vous êtes descendus de vos montagnes, des coteaux d'Alsace, du Jura ou de Savoie. Vous avez quitté vos vignes et on vous plante là, sur un bout de trottoir parisien avec, devant vous, une malheureuse barrique où se serrent une vingtaine de verres. Derrière, un bac à glace se charge de garder dans l'ambiance des vins échaudés par la pollution. Une toile tendue, enfin, vous protège, vous et vos confrères d'une probable averse. 

Et roulez jeunesse... De 11 heures à 18 heures, c'est service continu.

A ce petit jeu, chacun son style. Chacun son intérêt. Il en faut pour tout les goûts et d'abord pour les stakhanovistes, comme Christian Binner (ci-dessous à gauche). Ce matin, le vigneron d'Ammerschwihr a posé devant lui pas moins de 14 bouteilles. Pratiquement toute sa gamme, du générique à la vendange tardive. Plus quelques anciennes, dont un 88, pour la fine bouche...
"Par quoi on commence? Tout? Pas de problème. On entâme par les Printanières, alors... C'est fait avec du raisin qui vient de toutes les parcelles de la propriété."
Elles ont beau être longues et fines les alsaciennes, elles sont bien serrées sur ce petit bout de table. Mais l'alsacien, lui, fait feu de tout bois. Et tient le crachoir... Avec un talent certain.
"Vous en êtes où, vous? L'Auxerrois? On passe au Muscat, alors... Nous, pendant les vendanges, c'est ce qu'on fait: plutôt qu'une bière... Un Muscat sec, frais. Rien de tel. Oui? Le pinot noir? Faut m'essayer la Béatrice. Et vous? Directement le Gewurtz? Même pas une tentative sur le Riesling? Pas de problème. Kaefferkopf 2005, c'est fermé mais ça sera super... Ok, monsieur... Oui, Madame on est en bio. La bio-dynamie ? On y touche... Mais j'y vais doucement, quand j'ai le temps et avec ce que je comprends. Pourquoi on ne le marque pas sur l'étiquette? Oh, vous savez, l'étiquette..."
A trois tonneaux de là, il y a les obscurs qui tentent de percer, les savoyards, qui tentent de tirer leur épingle du jeu. Autres vins, autres styles... Si l'Alsace a fait son trou, la Savoie, elle, peine à ranimer la flamme des J.O. d'Albertville, lorsque les prix s'étaient envolés. Pour l'occasion, Peron et Dupasquier (à droite) se partagent donc un fût. Et entre l'ancien et le nouveau, c'est le choc des cultures: le taiseux côtoie ici le volubile. L'expérimenté, le fougueux.
"Qu'est-ce qui vous plairait, dit le jeune. Une Mondeuse? Oh allez, les blancs d'abord, on a bien le temps... Allez..."
L'ancien, se contente le plus souvent d'opiner du bonnet et de remplir les verres à son tour. Les blancs, c'est plutôt le terrain de Noël (Dupasquier), même si c'est Jean-Yves (Peron) qui fait l'article:
"Qu'est-ce que c'est la Roussette? Ah, la Roussette... En fait c'est une blague la Roussette. C'est un nom inventé pour cacher le mélange Chardonnay/Altesse. Le Chardonnay était autorisé en Savoie pour rallonger la sauce, parce que la production était trop faible. Le vrai cépage savoyard, c'est l'Altesse. Et ça (il montre la bouteille de son voisin, ndla)... Ça, c'est du 100% altesse".
Il font bon ménage, ces deux-là. Et pourtant, leurs vins sont aussi différents que les hommes. Dupasquier (à droite), bouteilles classiques, et cinquantaine burinée, aligne ses Jacquères, ses Mondeuses et ses Marestel, en lettres blanches sur fond noir... A coté de lui, Peron, bouc et catogan, très en verve, fait voler les étiquettes : la Jacquères devient "Cotillon des Dames", les Mondeuses rougissent en "Côte Pelée" et blanchissent en "Champ Levat".

Heureux de son casting - et pour cause! -, le patron de la cave, lui, semble avoir choisi son camps. Il est 13 heures et il commence à servir la choucroute que les vignerons mangeront sur le pouce, sans cesser de remplir le verre des autres. 

Requinqué par l'odeur, l'amateur décide alors de se frotter au Jura. Là on est en pays de connaisseur. Il faut un peu d'obstination pour percer le voile et les dignes représentants des vins d'Arbois le savent bien. Stéphane Tissot et Emmanuel Houillon, sont parmi les meilleurs de l'appellation. Du coup, ils ont chacun leur barrique et leur public... 

Houillon, en digne fils spirituel de Pierre Overnoy n'en fait ni trop, ni trop peu. Il propose. Laisse venir. Et renvoie, si on le flatte, au talent de ce mentor qui a fini par lui léguer ses terres. Il est aussi nature que les vins qu'il élève et que les deux hommes signent désormais de leurs noms-joints: Houillon-Overnoy... L'histoire de l'apprenti, puis du compagnon, devenu maître aux cotés du Maître. Une histoire pratiquement sans 
équivalent.
"On commence par le Chardonnay ?", demande-t-il comme si cela s'imposait.
On n'en sait rien, mais on opine du bonnet. Cet Arbois Pupillin 2006, c'est terra incognita... Alors on suit, ce drôle de goût en bouche. Il appelle ça l'"oxydation". Et le défaut des uns, n'a plus de prix pour les autres. Suivent le Savagnin, le cépage blanc typique du Jura et le Poulsard 2006. Au nez et à sa couleur rouge acidulée, ma fille, à coté de moi, s'emballe:
"Ça alors, ça sent la framboise. On dirait un bonbon!"
Ailleurs on parle de "grenadine" et l'on dit qu'il faut avoir "le coeur pur, vierge de tout préjugé, pour se laisser surprendre par ses odeurs" (Sylvie Augereau, in Carnet de Vigne, Omnivore). Mes enfants me rassurent. Il seront meilleurs que leur père.

Il est quinze heures et le trottoir continue à se gonfler de monde. A la caisse, Marc Sibard (à gauche), le patron des Caves Augé tient fermement la barre dans la tempête... Et enregistre les commandes comme un mareyeur à la criée.
"3 Deiss, Rotenberg 2004. 6 Frick, Gewurtz "Rot muré". 3 Deiss, Burg 2004. C'est ça? Plus fort les annonces, j'entends rien..."
Les grands d'Alsace creusent l'écart et font ronronner la caisse enregistreuse (numérique). Même avec les prix "dégustation", les bouteilles de Jean-Michel Deiss partent en moyenne autour de 30 euros. 58 pour son Altenberg de Bergheim 2004, une pure merveille. Il n'empêche... Les cartes bleues chauffent. Perdus dans le flots, deux coréens, attirés par la foule, tentent de trouver leur bonheur parmi les vignerons plébiscités. Dans les voitures garées "à l'arrache", en double file, les coffres se remplissent. Le grand public, même s'il s'habitue aux vins sans souffre, reste conservateur.
"5 Ostertag, Riessling Muenchberg. 3 Ostertag, cuvée Epfig 2006"
Vous avez dit Ostertag ? C'est qu'on l'oublierait presque, tant il est discret.

Au début de la journée, l'homme (à droite) s'est installé comme les autres, ses cinq bouteilles, sereinement posées sur la barrique. Cinq cuvées pas une de plus... Ce matin, Lorsque ses voisins les plus prolixes faisaient le plein, il se contentait volontiers des trois ou quatre amateurs venus jusqu'à lui. Un ami, un invité, un curieux... Là où d'autres se seraient offusqués de n'être pas reconnus, salués, encensés comme ils pensent le mériter, lui répondait tranquillement aux questions avec la gentillesse de celui qui n'a rien à prouver.

Intensité, puissance, retenue. Voilà ce qu'évoque André Ostertag, lorsqu'on l'entend parler avec douceur de ses vins, de sa poésie, de ce "cirque solaire" où poussent les Riesling de son Fronholtz, de l'intense minéralité de son Muenchberg... Mais aussi des oeuvres de sa femme qui ornent les étiquettes des deux bouteilles (ci-dessous, à gauche). "Vins de fruits", "vins de pierre", "vin de temps", dit-il. Et il laisse ensuite chaque cuvée se défendre seule.
"Ce qui est formidable, explique-t-il tout de même à un amateur qui l'interroge, c'est que les deux parcelles de Fronholtz et Muenchberg se trouvent à peine à un kilomètre l'une de l'autre. Deux Riesling... Si différents. Vous voyez bien, les vignes font de vous ce qu'elles veulent. Puis elle vous le rendent dans le vin. Vous parlez d'elles... Elles parlent de vous".
Chez lui, il n'y a rien de faux, ni de commercial. Rien du beau parleur. Mais tout de l'artiste. Un artiste complet qui parle aussi bien de ses vins que de la poésie arabe ou d'Eluard, sans pose et sans artifice. A la fin de la dégustation, je lui demande, contre tous les usages, s'il m'autorise à re-goûter son Sylvaner vieilles vignes. Le tout premier. Le cadet de ses vins. Il sourit d'un air entendu:
"J'aime bien faire ça, dit-il. Parce que si, en sortant de la ronde des Riessling et des Gewurtz, on trouve encore quelque chose au Sylvaner, c'est à dire au premier vin, au petit... S'il résiste, s'il existe encore... Alors c'est qu'il n'est pas perdu et son vigneron non plus...".
Est-il utile de préciser que le Sylvaner a passé l'épreuve, haut la main?

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