Alors que pour d'autres, la mise en bouteille est une simple formalité, pour lui, le perfectionniste, c'est visiblement une épreuve. Comme s'il avait du mal à voir de longs mois de travail et de passion solitaire s'enfermer dans une si petite bouteille.
"Tu comprends, c'est tout de même un drôle de moment, tente-t-il de m'expliquer. C'est comme voir partir ses enfants. A l'embouteillage, le vin ne m'appartient plus. Il appartient à la chaîne. Si un tuyau lâche, se perce... Si le circuit s'arrête... S'il te vient un apport d'oxygène dans le processus, c'est cuit. Tu auras beau avoir essayé de faire le meilleur raisin et le meilleur vin du monde, si un truc lâche ta saison est foutue. Et tu n'as plus la main".Levés aux aurores, les Palacios sont donc fébriles. Et à pied d'oeuvre. Les bouteilles attendent sur les palettes. Crainte de pénurie oblige, elles ont été commandées depuis deux mois. Étiquettes, bouchons et capsules s'entassaient dans le salon depuis déjà une semaine. Tout a été vérifié mille fois. Le bleu-nuit des nouveaux Carignan plus encore que les autres (photo à droite).
Silencieux, Bernard, ce père qui a construit le Mas de ses mains, s'occupe de placer les bouteilles sur la chaîne. A dix mètres de là, à l'autre bout du camion, Michèle, sa belle-fille, se chargera de vérifier les sorties. L'habillage doit être parfait. La femme de Frédéric est le "contrôle qualité" de la petite entreprise familiale.
Tendu, multipliant les aller-retours, le vigneron ne tient pas en place. Il ne laisse à personne le soin de fixer le "manche" du tuyau à sa cuve de Chasan. L'autre extrémité est déjà reliée au camion. Le compresseur se met en marche, dans un boucan d'enfer.
"Filtration lâche... Un 3/4, dit-il au chef de chaîne."En chai, Frédéric Palacios a fait le choix de ne pas "coller" ses vins, pour rester le plus près possible des goûts de son terroir et de ses cépages. Il s'agit donc là de lever le léger voile qui flotte sur ses blancs.
"De les rendre plus joli, comme il dit avec sa pointe d'accent audois. Il faut le faire, parce que l'oeil du client, ça compte. Dans la gastronomie étoilée on ne peut pas se permettre de servir du vin flou (de Gilles Goujon** à Franck Putelat* et de Robert Rodriguez à Gerald Garcia*, entre autres, le vigneron a plusieurs grands chefs à son carnet de commande, ndla)... Je ne veux pas non plus que la lie vienne ajouter un goût au blanc une fois en bouteille. Dans l'opération, je vais perdre une quarantaine de litres, près de 10% de ma production de "Comme par Magie". Mais c'est le jeu."Et la chaîne se met en branle dans un fracas de bouteilles. Cette fois, en effet, les jeux sont faits. Le regard de Frédéric court du branchement de cuve jusqu'au camion, de la chaîne à la cave. Il est attentif à tout et à tous, fébrile mais réduit à l'impuissance après des mois de maîtrise. Sous l'oeil expert de Michèle, sourire aux lèvres, les flacons se suivent. Les cartons défilent. Du coté de son mari, à l'évidence, rien ne va plus...
"Je joue gros, lâche-t-il enfin. J'ai été très exigeant avec mes vignes. Trop... Cette année je vais sortir 9000 bouteilles au plus. Un millier de blanc ("Comme par Magie") à 32 hecto/hectares, Un vin de table à base de Carignan ("C comme ça") à 12 hecto/h et un rosé issu de la saignée de mes rouges ("Brin de folie") autour de 17 hecto/h.. Ce sont des rendements super-minuscules. C'est vrai que j'ai pris le maximum de risque".Sur la chaîne, le rosé a succédé au blanc. Les Carignans centenaires de Quarante (près de Saint Chinian) fermeront le ban.
"Ce qui est terrible conclut Frédéric, c'est qu'avec la mise, tu rentres dans le commercial, dans le dur de l'économie. Tout au long de l'année je suis dans mon monde, j'essaie de concevoir, de faire le meilleur, je ne suis pas dans le marché. Avec la mise, tout ça te rattrape... Quand tu déplaces comme ça une cuve de 30 hectolitres, tu crois que c'est du vin. Mais en fait c'est du pognon qui passe dans le tuyau. Du chiffre d'affaire... Et puis il y a le crédit qui tombe en juin, les paiements à 90 jours, la paperasse. En fait, c'est une course qui commence..."Il jette un oeil aux palettes qui s'amoncellent et ajoute:
"Moi quand ma cave se remplit à nouveau de bouteilles, je sens monter le stress. Mon moral en prend un coup."Voilà. Le soir s'apprête à tomber sur le clocher d'Arzens, le temps s'est éclairci et le calme est revenu sur le Mas de mon Père. Le calme après la tempête.
Frédéric peut se rassurer: l'embouteillage s'est déroulé sans incident. Mais sa femme sait bien que cette boule dans l'estomac ne le quittera pas pendant quelques semaines.
Ce soir, il ira goûter au fût son "Insolite 2007", le Malbec aux parfums de violette et de zan dont il est si fier. Il prendra aussi le temps de bâtonner son "Quitte ou double", ce Chasan aux goûts d'agrumes qu'il a choisi d'élever pour la première fois en barrique.
"Quitte ou double", pense-t-il peut-être dans l'obscurité de son chai. Rarement un millésime aura si bien porté son nom.
2 commentaires:
Merci beaucoup pour cette tranche de vie, on se retrouve au cours du récit dans la même effervescence que les Palacios.
Bravo Frédéric,
Heureux que tout se soit bien passé.
J'ai hâte de goûter ton "quitte ou double".
Frédéric J.
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