vendredi 25 janvier 2008

Les premiers sans-culottes étaient bourguignons!


Je découvre grâce au blog d'Hervé Bizeul, la formidable interview d'un des très grands vignerons bourguignons : un vieux monsieur de 83 ans nommé Charles Rousseau (le patriarche du Domaine Rousseau). Et je suis stupéfait de voir que ce que décrivent mes amis : la force de la concentration, l'industrialisation, la solitude du vigneron indépendant, mais aussi le pouvoir du journaliste-prescriteur et l'impact de quelques grands noms parisiens sur la côte du moment, ne datent pas d'hier !

Écoutez donc et n'hésitez pas à aller lire (d'un clic) la façon dont les Rousseau ont été les premiers à oser mettre leur propre vin en bouteille ! Crime de lèse-majesté, dans la Bourgogne d'avant- guerre puisqu'à l'époque, il le raconte formidablement :
"les vignerons étaient les manants et les négociants, les grands, les chefs (...) On vendait le vin en vrac, le courtier venait le déguster, prélevait des échantillons, les emmenait chez le négociant et le négociant faisait son choix."
Les Bouchard, les Latour et autres Leroy, régnaient donc en maîtres sur le petit peuple des vignes. 
 
Et voilà qu'un beau jour, Armand Rousseau (photo à gauche) décide d'aller au bout des choses. De "griller les intermédiaires", dirait-on aujourd'hui. Mais aussi de revendiquer sa propre marque de fabrique. Plutôt que de laisser d'autres signer son vin et décider ce qui est bon ou pas dans l'appellation, il décide de signer lui-même. Autrement dit : les caves se rebiffent... Une toquade, un coup de tête ? Pas du tout, explique Charles Rousseau à François Mauss (le président du Grand Jury Européen) ce petit matin de novembre 2007 :
"Un jour Monsieur Baudouin (créateur de la Revue des Vin de France, ndla) nous a dit : « Vous n’êtes pas plus bêtes que les négociants, vous faites du bon vin, pourquoi ne pas le mettre en bouteille ? ». D’Angerville et Gouge étaient aussi amis avec lui et donc tous les trois ont suivi son conseil. C’est un Monsieur qui nous a appris beaucoup de choses…"
Et ce qui ne gâche rien, Raymond Baudouin est un ami qui a des amis bien placés...
"Au début, c’était bien beau de mettre du vin en bouteille, mais on n’avait pas de clients : ce n’était pas le copain qui venait nous acheter 2-3 bouteilles qui allait nous tirer d’affaire et nous on ne connaissait personne…. Mais à l'époque, M. Baudoin faisait la carte des vins des restaurants (Raymond Baudouin est aussi le créateur de la carte des vins intégrée au menu, ndla) et il a eu l’idée de mettre sur les cartes le nom du propriétaire à côté du nom de l’appellation. Cela a fait énormément !"
Deuxième révolution : voilà que l'on met en avant le nom de l'auteur! 

Cette année là, les Rousseau ont en réserve un Chambertin 1929 dont on va très vite leur dire des nouvelles. "Monsieur Baudouin" est un ami de la famille Vrinat, qui ouvre en 1946 le restaurant Taillevent. Le tout-Paris découvre alors grâce à cet homme providentiel les qualités du vigneron bourguignon :
"Il avait une puissance phénoménale. Les restaurants ont commencé à acheter nos vins. Par la suite, on a eu La Tour d’Argent et peu à peu tous les 3 étoiles. Puis l'Amérique...".
Et voilà comment le Domaine Rousseau est devenu l'un des plus prospère de France. Voilà pourquoi quelques années plus tard, alors qu'il venait de terminer Sciences Po et de décrocher une double licence de Droit et de Sciences, Charles le surdoué, décida de prendre le chemin des vignes, en n'ayant plus jamais honte d'être le fils d'un vigneron plutôt que d'un marchand de vin. 

Aujourd'hui, la Bourgogne compte 4300 domaines pour 112 négociants. Mais si l'histoire de cette conquête est belle, elle est aussi instructive.

Faites un test pour en juger : remplacez "négociant" par "grandes surfaces", "manant" par "vigneron indépendant", "courtier" par "commission d'agrément"... "le négociant choisissait" par "formatage" ou "standardisation du goût". Et vous aurez sans doute une petite illustration de la façon dont l'histoire se répète.

Oh, bien sûr, les choses ont changé. Grâce à des circuits parallèles (le vin nature, le vin de terroir), des chemins de traverses, des niches marketing, comme on dit aujourd'hui, plusieurs centaines d'auteurs réussissent à vivre de leurs vins hors des sentiers battus. On a même commencé à brûler les gourous dont le précieux "Monsieur Baudouin" a sans doute été l'une des premières illustrations. Et dont le célèbre Robert Parker a dû s'inspirer librement. Mais peut-on réussir aujourd'hui sans passer par Paris, ses restaurants et ce petit cercle d'aficionados qui font la pluie et le beau temps sur les vignes ? quel est l'avenir d'un vin qui ne répond pas aux critères du "goût du moment" ? Pour sauver une filière, faire vivre une région, autrement dit "vendre", faut-il sacrifier les plus audacieux ?

Voilà des questions qui, 70 ans après le début de l'odyssée des Rousseau, méritent encore d'être posées. 



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